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Cet écrit sort d’un cours universitaire intitulé « le dernier kilomètre de l’action publique » où il était demandé de faire une fiche synthétique avec pour sujet « service public et “plateformisation” de l’État ».

Certains éléments triviaux ont dû être rappelés.

La forme de l’exercice était de 5 pages maximum.

Introduction

L’État plateforme est une idée développée par Tim O’Reilly —entrepreneur et essayiste américain ayant aussi popularisé la notion de Web 2.0— en 2011 dans un chapitre de livre nommé Government as a platform. (O’Reilly 2011) Cette notion a ensuite été reprise en France par Henri Verdier et Pierre Pezziardi, deux entrepreneurs du numérique, dans leur livre Des startups d’état à l’État plateforme, (Pezziardi Pierre and Verdier Henri 2017) avec pour but la transformation du service public.

L’État plateforme est un modèle radicalement différent de l’État et du service public tels qu’ils sont constitués et organisés aujourd’hui. Il s’inscrit dans un contexte bien particulier.

Contexte et Définition

La constatation faite par O’Reilly et Verdier est que les technologies dominantes fournies par les GAFAM sont devenus le centre de gravité des services que nous utilisons tous les jours. Que ce soit Apple, Google, ou les standards ouverts tels que le Web (HTTP) ou l’Internet (TCP/IP), ils ont tous, d’une façon ou d’une autre, créé une plateforme sur laquelle d’autres acteurs peuvent se brancher et créer de la valeur ajoutée au dessus de leurs services. Apple et Google permettent aux développeurs d’accéder à des fonctions de leur système d’exploitation facilement pour créer des applications innovantes sur leur magasin d’applications ; Internet, par son architecture décentralisée et ses protocoles ouverts, permet de proposer un service ou de la puissance de calcul à n’importe qui sans autorisation préalable de quelconque autorité ; le système d’information ouvert Web permet de lier des documents entre eux à l’aide d’hyperliens, et le protocole de communication standard et ouvert HTTP permet la transmission de ces données entre différentes machines.

Par plateforme, on étend un outil standard, un système ouvert, un environnement accessible, ou une organisation permettant au moins à deux groupes distincts d’interagir et d’échanger de l’information, qui, in fine, peut permettre de construire autre chose au dessus du système. La plateforme aide ces deux groupes distincts à interargir, mais ne crée pas l’interaction elle-même. Par exemple, Spotify permet à deux groupes distincts d’acteurs d’interagir : les artistes et les auditeurs et auditrices. Spotify en tant que plateforme permet en plus le développement de divers services et applications qui enrichissent l’expérience des utilisateurs comme les playlists collaboratives, les applications tierces d’analyse musicale fournissant des statistiques, etc.

Il est important de comprendre et de noter que le concept de plateforme n’est pas lié aux technologies numériques. Bien que ce soit avec celles-ci que l’on imagine plus facilement la plateformisation et ses effets, le concept de plateforme est née ailleurs. En effet, le marché du dimanche matin est une plateforme. Il met en relation les consommateurs et les productrices. Le journal papier est aussi une plateforme, mettant en relation des lectrices et des publicitaires. Aussi, l’aménagement du territoire par l’État peut-être vu comme la construction d’une plateforme : l’État a créé les bretelles d’accès aux commerces avec les routes, mais n’a pas créé les commerces et autres services qui dépendent de cette infrastructure.

Nous y reviendrons plus tard, mais cet aspect est très important pour ne pas confondre plateformisation et numérisation, notamment lorsqu’il s’agit de l’égalité et de la continuité du service public.

Différentes visions

Ces différentes visions ont été portées par différents auteurs, mais elles se retrouvent finalement indissociables les unes des autres, sans pour autant être nécessaires ou suffisantes les unes par rapport aux autres. Néanmoins, il me paraît pertinent de montrer les différentes justifications pour la plateformisation du service public.

Démocratie et transparence

Pour O’Reilly , il s’agit là d’un changement radical par rapport au modèle de gouvernement existant, dit de « distributeur automatique », (O’Reilly 2011, 15) où l’usager paie ses impôts et attend en retour des services.

La critique faite de ce modèle est que l’usager n’a que peu de participation dans l’élaboration du service public pour lequel il paie. Selon O’Reilly, lorsque l’usager n’obtient pas ce à quoi il s’attendait, sa « participation est limitée à la protestation —essentiellement, agiter le distributeur automatique. L’action collective a été réduite à une plainte collective. » (O’Reilly 2011, 15) l’État plateforme, lui, n’est pas un distributeur automatique, ni une administration qui cherche les avis des citoyens et tente de les incorporer dans ses arbritrges, mais il est plutôt le gérant d’un magasin d’applications auquel tout le monde peut participer à l’enrichir. De cette façon, pour O’Reilly, l’État plateforme est un nouveau mécanisme d’action collective ; il redonne le pouvoir aux usagers de choisir et de participer à la construction des services publics, avec, en prime, une transparence plus importante de l’État et de ses services. C’est une vision démocratique de l’État plateforme et du service public.

Cette vision a ensuite été enrichie par Verdier et Pezziardi. (Pezziardi Pierre and Verdier Henri 2017) Sans niéer l’aspect « démocratie ouverte et collaborative », ils insistent sur d’autres bénéfices du modèle.

Souveraineté

La stratégie française de la plateformisation du service public est aussi une stratégie de souveraineté ; elle permet de reprendre le contrôle sur l’espace économique dominé par les plateformes privées.

En effet, ce que ne dit pas la définition de plateforme que l’on a vue plus haut, est que quiconque détient le pouvoir de gestion de la plateforme détient le pouvoir de contrôler les utilisateurs de cette plateforme.

C’est là qu’une scission fondamentale apparaît entre deux types de plateformes. Il y a les plateformes ouvertes et libres pour lesquelles les règles —généralement— ancrées dans le droit d’auteur permettent l’étude, la copie, la réutilisation, et la redistribution du contenu de la plateforme. Cette licence juridique, appliquée tant sur l’infrastructure (le code source1) que sur le contenu, limite le contrôle exercé par la plateforme, car n’importe qui peut recréer cette dernière si elle ne satisfait pas les utilisateurs. De plus, s’ajoutent habituellement des règles de contribution communautaire comme les Request For Comments.2 Ces plateformes sont, par exemple, Wikipédia, OpenStreetMap, OpenFoodFacts et Internet. S’ajoute à ces règles communautaires, un aspect technique d’intéropérabilité, annulant les effets de réseaux des plateformes fermées.3 Ces plateformes fermées ne jouent pas le jeu de l’ouverture jusqu’au bout car elle créent un jardin muré dans lequel il est très simple de rentrer, mais bien plus difficile d’en sortir, et empêche le partage d’information en dehors de leur service, ainsi que limite selon leurs règles l’usage fait de la plateforme. En effet, dans leurs CGU, elles peuvent décider de limiter leur usage et restreindre leur champ d’utilisation. Par exemple, Google limite ses APIs (Interface de programmation d’application) à 25 000 appels par jour. C’est donc le système d’information trafic routier et enneigement de la préfecture de Savoie qui est tombé en panne pendant les vacances de Noël après un nombre d’appels trop important. (Verdier 2024) Enfin, « c’est [aussi] au creux d’un paragraphe anodin que vous découvrez votre vie privée mise en pâture par Google ou vos droits sociaux broyés par Uber. » (Pezziardi Pierre and Verdier Henri 2017, 31)

C’est donc pour éviter de devoir constamment demander l’autorisation aux plateformes privées de pouvoir innover tel que la France le souhaite dans le service public qu’il est nécessaire pour Verdier de plateformiser le service public. La plateformisation du service public est le déplacement du contrôle de l’infrastructure pour l’innovation des mains des GAFAM aux mains de l’État.

Transformation du service public

Dans le schéma bureaucratique classique, les services sont organisés en entités spécialisées, chacune ayant une identité propre et gérant des secteurs d’activité spécifiques. Dans ce contexte, l’information est perçue comme une ressource précieuse, que les services cherchent à contrôler et à préserver. (Chevallier 2018, 634) A contrario, l’État-plateforme vise à dépasser ces cloisonnements administratifs, qui créent des monopoles internes et favorisent une culture de protectionnisme au sein de l’appareil d’État.

L’émergence de la plateformisation du service public introduit l’idée de “coproduction” du service public, où les citoyens ne sont plus de simples usagers, mais deviennent des acteurs actifs dans la création et la fourniture de biens publics ; Pezziardi parle de projeter l’action publique là où les usagers sont. Cette dynamique pourrait contribuer à restaurer la confiance dans l’action publique, en impliquant les citoyens dans le processus décisionnel et opérationnel à tout niveau.

Cela change radicalement la façon dont est conceptualisé le service public. D’abord au niveau de l’usager. Comme on l’a dit plus haut, l’usager reprend le pouvoir sur les décisions administratives et organisationnelles qui découlent des feuilles de routes émises par les ministères, elles-mêmes découlant des décisions politiques prises par les ministres. Alors que les citoyens ont le pouvoir de choisir tous les cinq ans les grandes orientations politiques du pays, il est ici possible, en plus, de participer à leur mise en place opérationnelle. Ensuite, au niveau des agents publics. Dans le schéma bureaucratique classique, ils ont pour missions l’arbitrage et la prise de décision sur des tensions à chaque échelon de la politique publique et de la chaine de valeur du service public. Or, avec la plateformisation, les usagers sont amenés à faire l’arbitrage eux-mêmes. La coconstruction implique la soumission à l’usager, et non pas à l’institution ; l’usager est l’arbitre lors des tensions entre deux institutions (social et économique, par exemple).

Cela remet en question la position centrale des services publics. Le Conseil d’État a souligné en 2017 que cette évolution pourrait avoir des conséquences disruptives sur le service public, avec des activités traditionnellement gérées par l’État pouvant être prises en charge par des relations directes entre citoyens et fournisseurs qu’ils soient associatifs ou à but lucratif. Cette situation pourrait conduire à une réduction des missions essentielles de l’État, rendant la distinction entre le public et le privé de plus en plus floue. Le Conseil d’État préconise alors « de dresser la cartographie des activités de service public concurrencées par les plateformes […] en interrogeant la pertinence de leur maintien ». (Le Conseil d’État 2017, 20)

Aussi, l’État plateforme peut être vu comme un « État modeste ». (Chevallier 2018, 635) En effet, d’abord, la capacité d’innovation et d’action collective n’est plus considérée comme l’apanage de l’État, mais est désormais attribuée à la société civile. Ensuite, les plateformes servent de support pour faciliter l’accès aux ressources de l’État, qui peuvent être réutilisées par les citoyens, y compris à des fins commerciales. Enfin, l’État semble encourager les citoyens à résoudre eux-mêmes les problèmes qu’ils peuvent gérer, déléguant ainsi certaines responsabilités à l’initiative privée ou à des usages collectifs.

Cependant, cette apparente réduction du rôle de l’État ne signifie pas une perte de souveraineté. Au contraire, comme expliqué plus haut, l’État continue d’exercer un contrôle à travers la régulation des plateformes privées et détient un contrôle d’autant plus puissant de par la dépendance qu’il créé sur les services tiers en étant une plateforme. La plateformisation du service public, en raison des ressources qu’elle mobilise et des services qu’elle permet de développer, maintient l’État unique et essentielle. Le service public gère les infrastructures numériques cruciales, conservant ainsi une position centrale dans le tissu social et agissant comme un cadre de référence. (Chevallier 2018, 636)

Enfin, la plateformisation transforme la nature des interactions entre l’État et la société. Les algorithmes et l’intelligence artificielle jouent un rôle croissant dans la gestion de ces relations, optimisant ainsi le fonctionnement des services, et certains craignent une déshumanisation du service public, faisant de l’État un « monstre froid ». (Chevallier 2018, 636) De plus, lorsqu’il s’agit de l’égalité et de la continuité du service public, la question de la place prenante du numérique dans le service public, notamment dans sa démarche de plateformisation, peut poser soucis. En effet, sans faire un état des lieux de la fracture numérique, celle-ci est bien présente et pèse sur un nombre important d’usagers.

Néanmoins, il est important de noter que la plateformisation n’implique pas nécessairement une numérisation obligatoire de tous les services que les citoyennes utiliseraient. Cependant, la plateformisation demanderait de revoir les critères de continuité du service public, puisque l’État —particulièrement central— n’est plus l’acteur effectuant le dernier kilomètre de l’action publique ; toute la conception de l’État plateforme repose sur ce prémisse-là.

En effet, l’État facilite la mise en relation entre des services tiers et les usagers. Ces services tiers exploitent les données et les canaux de communication (APIs) de l’État pour offrir des prestations aux usagers. Un service tiers qui peut être local, associatif, commercial, ou sous une autre forme d’organisation, peut donc concrétiser les démarches administratives de manière adaptée et personnalisée pour des usagers ayant des besoins très spécifiques et dans des zones rurales peu couverte technologiquement, ce que l’État aurait du mal —et a du mal— à réaliser à grande échelle pour tous les cas particuliers dans l’ensemble des territoires. Le service public reposerait alors sur les initiatives locales de citoyennes capables d’apporter leur soutien aux autres, dans une démarche de responsabilité individuelle et de considération pour autrui.

Conclusion

On le voit, l’État-plateforme représente une évolution radicale du modèle traditionnel de service public, en intégrant des principes de collaboration, de coconstruction, de participation citoyenne, de transparence et de souveraineté. En s’inspirant des dynamiques des plateformes numériques, ce modèle permet de redéfinir les interactions entre l’État et les citoyens, en plaçant ces derniers au cœur du processus de coproduction des services publics. Cela ouvre la voie à une plus grande participation des usagers, qui peuvent désormais non pas influencer, mais directement participer à la conception et à la mise en œuvre des services publics.

Ainsi, l’État-plateforme, loin de réduire le rôle de l’État, le repositionne comme un facilitateur et un régulateur, tout en préservant l’engagement citoyen et en garantissant une approche humaine dans l’administration des services publics. Cette nouvelle configuration pourrait bien être une autre clé pour construire un service public plus inclusif, réactif et adapté aux réalités contemporaines, tout en maintenant la souveraineté de l’État face aux défis posés par les plateformes privées.

Néanmoins, des questionnements subsistent sur la réelle mise en place de ce mécanisme d’action collective. Les réticences d’agents publics voyant leur mission disparaître au profit d’API qui ne sont pas comprises par tous peut être un début de réponse, ou bien le fait que les services tiers n’ont pas mordu à l’hameçon, au point de devoir internaliser à nouveau l’innovation avec les Startups d’État.4 La forme de l’exercice m’oblige à m’arrêter à 5 pages, mais l’article de Jeannot apporte plusieurs éléments de réponse. (Jeannot 2020)

References

Chevallier, Jacques. 2018. “Vers l’État-plateforme ?” Revue française d’administration publique 167 (3): 627–37. https://doi.org/10.3917/rfap.167.0627.
Jeannot, Gilles. 2020. “Vie et mort de l’État plateforme.” Revue française d’administration publique 173 (1): 165–79. https://doi.org/10.3917/rfap.173.0165.
Le Conseil d’État. 2017. “Puissance publique et plateformes numériques : accompagner l’« ubérisation ».” Conseil d’État. September 28, 2017. https://www.conseil-etat.fr/publications-colloques/etudes/puissance-publique-et-plateformes-numeriques-accompagner-l-uberisation.
O’Reilly, Tim. 2011. “Government as a Platform.” Innovations: Technology, Governance, Globalization 6 (1): 13–40. https://doi.org/10.1162/INOV_a_00056.
Pezziardi Pierre, and Verdier Henri. 2017. Des startups d’état à l’Etat plateforme. Paris: Fondapol, Fondation pour l’innovation politique.
Verdier, Henri. 2024. “Un État plateforme, mais pour quoi faire, avec qui ? - Henri Verdier.” Libre à lire ! October 23, 2024. https://www.librealire.org/un-etat-plateforme-mais-pour-quoi-faire-avec-qui-henri-verdier.

  1. Le code source est le code écrit dans un langage de programmation que les humains peuvent comprendre, opposé au code objet (ou code machine) qui est le code que seule la machine peut comprendre (une suite de 1 et de 0). ↩︎

  2. Voir https://en.wikipedia.org/wiki/Request_for_Comments ↩︎

  3. L’effet de réseau est le phénomène par lequel l’utilité réelle d’une technique ou d’un produit dépend de la quantité de ses utilisateurs. Par exemple, si tous vos amis sont sur Facebook, vous avez tout intérêt à utiliser Facebook. À l’inverse, si aucun de vos amis n’est sur WhatsApp, vous n’avez que peu d’intérêt à utiliser WhatsApp. L’intéropérabilité casse ces effets puisque, peu importe la plateforme sur laquelle vous vous trouvez (Facebook), vous êtes en mesure de communiquez avec vos amis qui se trouve sur une autre plateforme (WhatsApp), et vice-versa. Le protocole ActivityPub sur lequel repose le fediverse en est un exemple. ↩︎

  4. Sur ce point précis, O’Reilly parlait déjà dès 2011 de la nécéssité de montrer l’exemple. Il faut montrer ce qu’il est possible de faire au sein de la plateforme. Les Startups d’État répondent à ce besoin avant que des services tiers extérieurs ne viennent prendre le relai. ↩︎